Interview du Dr Bailly, rhumatologue et médecin de la douleur.

Interview du Dr Bailly, rhumatologue et médecin de la douleur.

Nous vous présentons une interview que nous avons réalisé avec Dr Bailly rhumatologue et médecin de la douleur, à Paris concernant les douleurs chroniques.

 

Q1. Pour commencer, comment pourriez-vous décrire  succinctement la prise en charge de la douleur en France aujourd'hui ?

 

Bonjour, la prise en charge de la douleur en France est réalisée à plusieurs niveaux. Evidemment, il y a la formation initiale de tout médecin sur la prise en charge de la douleur. Il y a quelques années, la gestion de la douleur aiguë était principalement enseignée via l’utilisation des antalgiques. Actuellement, la formation est plus complète et illustre la prise en charge variable selon que l’on se trouve face à une douleur aiguë, chronique, neuropathique et évidemment selon le patient. De multiples possibilités existent également en formation continue. Le collège des enseignants de la douleur (https://www.college-douleur.org/ ), nouvellement créé, illustre ce renforcement de la formation.

 

Ensuite, pour certaines personnes présentant des douleurs réfractaires à une prise en charge de première et deuxième ligne, il existe des centres d’évaluation et de traitement de la douleur. Ce sont des structures labellisées par les ARS, dont la liste est disponible sur les sites des ARS, et pour lesquels la SFETD a réalisé une carte interactive pour trouver les coordonnées du centre le plus proche de son domicile (https://www.sfetd-douleur.org/structures-specialisees-pro/ )La limite principale reste les effectifs médicaux et paramédicaux limités de ces centres, ce qui implique des délais parfois longs.

 

Q2. Que pouvez-vous nous dire sur la coordination entre médecins généralistes, médecins spécialistes hors douleur et médecins de la douleur ? Et qu'en est-il avec les autres professionnels de santé ?

 

La coordination (et la coopération) est un vaste sujet et est très dépendante de chaque lieu. Il y a dans certains centres des réseaux ville hôpital qui permettent d’avoir une coordination entre des praticiens libéraux  (médecins, kinésithérapeute, psychologue et d’autres professionnels de santé) et de l’hôpital. Ces structures permettent des échanges notamment via des RCP réalisées régulièrement et permettent à des professionnels libéraux d’avoir des financements en partie via les ARS. Pour l’ile de France, il existe ce réseau : https://www.reseau-lcd.org/ qui est rattaché au centre de la douleur de Saint Antoine. Il propose des informations ainsi que par exemple des ressources de relaxation librement accessibles (ici : https://www.reseau-lcd.org/les-traitements-de-la-douleur/ )

 

Objectivement, la coordination se passe plus facilement avec les médecins de l’APHP depuis que nous avons tous accès aux comptes-rendus les uns des autres via le même logiciel métier. Je réalise des comptes rendus pour l’ensemble de mes consultations, et ils sont autant destinés aux patients (pour se souvenir de ce que j’ai dit ou fait) qu’aux collègues médecins ou paramédicaux qui prennent en charge le patient. Néanmoins, malgré quelques tentatives, les messageries de type MSSanté ne sont pas encore d’utilisation courante pour échanger entre professionnels.

 

Q3. Prescrivez-vous régulièrement de la kinésithérapie dans la prise en charge de la douleur ? Si oui dans quel cadre en particulier ? Avez-vous un réseau auprès de qui adresser vos patient-es en particulier ?

 

Je prescris très régulièrement de la kinésithérapie puisque la majorité des douleurs chroniques sont musculo-squelettiques, néanmoins il est en général nécessaire de faire plus qu’une prescription, il faut évaluer ce que le kinésithérapeute réalise en pratique. Certains kinésithérapeutes ne font que des techniques passives (chaleur, massage) alors que d’autres sont investis pour apprendre des mouvements ou techniques aux patients afin de les rendre autonomes. Le plus important est d’expliquer au patient ce qu’il doit attendre d’un kiné et ce qui n’est pas souhaitable. Ainsi la plupart arrivent à trouver des kinésithérapeutes utiles à leur prise en charge.

 

Q4. La prise en charge de la douleur aujourd'hui est assez critiquée par les patient-es : nombre de spécialistes qui la traitent peu ou mal, recours au CETD difficile, peu de traitements disponibles, impression qu'il y a peu de recherches sur le sujet. Une frustration des patient-es se ressent-elle sur ces sujets ?

 

Oui cette frustration est réelle et exprimée par de nombreux patients. Pour plusieurs raisons. Le douleur est souvent vue comme quelque chose de non urgent, d’un soin de « confort » alors que la qualité de vie des personnes qui ont des douleurs chroniques est très dégradée. Tout d’abord, certaines douleurs peuvent être guéries mais pour la plupart nous avons des moyens pour la diminuer mais pas la faire disparaitre. Or, l’attente des patients est souvent de « revenir comme avant », de « supprimer » le problème. Puisqu’il existe des antalgiques, il faudrait donner le bon médicament qui supprime le problème, or ce n’est pas toujours possible. Parfois j’illustre la douleur comme une cicatrice : une cicatrice existe même si le problème initial n’est plus présent, et il n’est pas possible de l’enlever entièrement.

 

La seconde critique fréquente est sur l’accès aux techniques non médicamenteuses : puisque les médicaments ne sont pas adaptés ou suffisants, il faut autre chose. Plusieurs techniques ont prouvé leur efficacité, par exemple l’hypnose, la relaxation, la méditation, l’activité physique. D’autres sont débattues ou sans fondement scientifique comme l’acupuncture, l’auriculothérapie ou la réflexologie plantaire. Or dans un centre de la douleur, il y a souvent une ou deux techniques disponibles mais jamais la totalité et les ressources sont limitées. Ces techniques existent souvent en ville, mais les patients ne peuvent souvent pas le payer.

 

Une autre critique est sur les délais de rendez-vous, à la fois pour les prises en charge initiales et pour les suivis. IL faut savoir que l’ARS nous demande de voir en moyenne un patient 2.4 fois par an, or certains aimeraient bien avoir des rendez-vous tous les mois, mais ce n’est en général pas possible. Le nombre de rendez-vous est également limité par le temps nécessaire pour chaque consultation. Dans la plupart des centres, le rendez-vous initial est de 60 minutes et le suivi de 30 minutes. Il est utile de faire une évaluation globale de la personne, de ses croyances, de son environnement professionnel et personnel pour bien prendre en charge des douleurs chroniques, mais cela prend du temps et donc limite le nombre de personnes que l’on peut voir. Lorsque l’on regarde le nombre d’équivalent temps plein de douleur en France, par rapport à la proportion de patients ayant des douleurs chroniques modérées à sévères, cela ferait une file active théorique de 21 000 patients par médecin. Evidemment ce n’est pas réaliste et le but des centres de la douleur n’est pas de prendre en charge l’ensemble des patients ayant une douleur chronique, seulement les cas les plus complexes.

 

Q5. Que pouvez-vous d'ailleurs nous dire sur la recherche dans la douleur ? Avez-vous de votre côté des objets de recherche de prédilection ?

 

Il y a des recherches sur la douleur assez nombreuses, et on connait maintenant bien mieux les mécanismes de la douleur. Par exemple, les voies neuronales impliquées dans les circuits de douleur ont été bien étudiées, et il a été mis en évidence que la plasticité neuronale pouvait être un facteur de douleurs chroniques. On parle de douleurs nociplastiques (en lien avec la plasticité neuronale). Cela est bien plus exact physiopathologiquement et bien moins stigmatisant que les anciennes douleurs « psychogènes ». Le site Retrain pain par exemple explique bien ces douleurs (https://www.retrainpain.org/francais ) Des avancées existent également dans les techniques invasives, par exemple la stimulation médullaire. Des médicaments prometteurs ont été évoqués (les anti NGF), mais pour l’instant en raison de certains effets secondaires, il est probable qu’ils ne puissent pas être disponibles prochainement. A titre personnel, je travaille beaucoup sur les lombalgies, les mécanismes de sensibilisation centrale ainsi que sur l’épidémiologie des douleurs chroniques.

 

Q6. Nous avons dans nos revendications la création d'urgences spécialisées pour la douleur. Que penseriez-vous de tels dispositifs?

 

Je comprends cette demande. J’imagine que la grande majorité des patients que je vois en consultation iraient dans ce type de structure, cela impliquerait d’avoir de nombreux professionnels de santé. De plus, une prise en charge en urgence serait-elle meilleure ? On pourrait arguer que diminuer le délai pourrait peut-être limiter le passage à la chronicité. A l’inverse, peut être que ce type de prise en charge impliquerait une prise en charge rapide, sans chercher à approfondir les réels problèmes (troubles psychologiques, croyances, vécu antérieur) et donc pourrait être contreproductif. De plus, puisque la majorité des prises en charges pour la douleur chronique sont non médicamenteuses, il faudrait lui associer les moyens de proposer ces prises en charge au long court. Je n’ai pas de réponse définitive à ce sujet, et ce type d’organisation pourrait bénéficier d’expérimentations.

 

Q7.  Pensez-vous qu'il y a chez les soignant-es hors CETD une "peur" des antalgiques notamment les morphiniques avec une sous prescription du fait d'un potentiel risque addictif ?

 

Oui indiscutablement, il y a une peur accrue du risque addictif, compte tenu de la forte médiatisation de la crise des opioïdes prescrits ou illicites qui a lieu aux USA (70 000 décès en 2020) et au canada (6300 décès). Néanmoins, la situation en France est très différente avec des décès beaucoup moins importants que outre-atlantique, même si ils existent. C’est une bonne idée de ne pas prescrire de morphine à une personne ayant une fibromyalgie puisque la prise au très long court et la majoration des doses peut amener au phénomène de tolérance et de dépendance. Néanmoins, il ne faut pas arriver à la situation inverse, que l’on voit fréquemment, par exemple avec un patient ayant des douleurs sur des métastases qui n’a pas accès à une antalgie correcte.

 

Q8. Vous président, que feriez-vous pour améliorer la prise en charge de la douleur en France en 2022 ?

 

J’aurai certainement une action en trois étapes :

1/ Réaliser un réel portail d’information sur de nombreuses pathologies chroniques (pas uniquement la douleur), ou chacun pourrait trouver une information scientifique de qualité. Par exemple j’ai coordonné les recommandations de la HAS sur la lombalgie, et le document final est une bonne synthèse. Mais il n’est destiné qu’aux médecins. Il y a le site de AMELI, mais qui est loin d’être pratique et est peu médiatisé , il est difficile d’y retrouver ce que l’on souhaite.

 

2/ Je ferai une synthèse de l’ensemble des prises en charge non médicamenteuses en expliquant ce qui est scientifique ou ne l’est pas (preuve d’efficacité, rationnel). L’ordre des médecins n’a jamais réalisé cela, alors que l’ordre des kinésithérapeutes a réalisé un très bon document éclairant le concept de « thérapies illusoires » (https://www.ordremk.fr/je-suis-kinesitherapeute/techniques-illusoires/ ). Les patients pour l’instant sont souvent perdus dans les « médecins alternatives et complémentaires », comme l’illustrent les débats récents autour de certaines techniques.

 

3/ Je favoriserai le recours aux techniques non médicamenteuses avec une base scientifique sérieuse, avec un accès comme ce qui s’est mis en place récemment avec les psychologues. A l’inverse, j’interdirais aux médecins de réaliser des consultations remboursées utilisant des techniques dont de nombreuses preuves ont montré leur inefficacité.